Lesoir.be 25 juin 2021
Peu de trafic dans les airs, des aéroports et un ciel trop calmes : et si on en restait là ? Qui voudrait encore prendre l’avion, et pour quelle raison ?
Le Soir – Léna – Paulina Wilk (Gazeta Wyborcza) – 25/06/2021
Selon l’Organisation de l’aviation civile internationale, le trafic aérien a chuté de 60 % en un an. 1,8 milliard de personnes ont pris l’avion en 2020, contre 4,5 milliards l’année précédente. On aimerait applaudir, puisque voler est un exploit de l’humanité, un rêve devenu réalité pour chaque enfant qui observe le ciel en s’exclamant : « Monsieur Pilote, Monsieur Pilote, ton avion tombera dans ma hotte ! » Sauf que cet amusement a été dépourvu de l’émerveillement depuis bien longtemps, converti en argent et en indicateurs. Notre absence dans les airs est une perte pour l’industrie aéronautique. Un énorme potentiel de profit non réalisé. Les valises défaites, les coussins repose-tête en mousse non achetés, les sandwichs sans saveur non consommés représentent ensemble quelque 370 milliards de dollars (310 milliards d’euros), auxquels on peut ajouter 130 milliards de dollars (109 milliards d’euros) perdus pour les services connexes.
Selon Eurocontrol, l’encombrement de l’espace aérien n’est pas attendu au plus tôt avant 2024. Mais ce n’est qu’une prévision, une prévision imparfaite. La vie continue, le monde change, et nous changeons avec lui.
Perdre nos habitudes
Il est peut-être encore trop tôt pour faire des prédictions à long terme. Pour l’instant, certains des plus grands centres de trafic de passagers, comme l’Inde ou le Brésil, restent isolés, luttant pour leur survie. L’avenir sanitaire des sociétés africaines est totalement flou, car elles sont en queue de peloton pour les vaccins, comme pour les autres biens de civilisation. Et pourtant, ce sont précisément les étendues du monde africain, pas encore envahi par les monstres du marché, qui sont censés conduire le prochain chapitre de l’avenir mondial. Alors que les cieux d’Afrique étaient décrits comme ceux qui allaient s’encombrer le plus, la vision d’un nouveau Dubaï s’est soudain volatilisée.
Rompre avec l’habitude de prendre l’avion, ne pas la considérer comme inaliénable, c’est questionner la certitude que l’exploitation intensive des infrastructures garantit le succès. Aujourd’hui, cette vérité semble plutôt vouée au doute. Car qui voudrait survoler de grandes distances et pour quelle raison, alors que l’économie mondiale a prouvé ces
derniers mois qu’elle se passait très bien d’une telle réalité ? Il n’y a pas eu d’effondrement du PIB mondial, pas de chômage galopant ou de preuve d’un grand krach.
Il ne fait aucun doute que la pauvreté et l’inflation vont augmenter, et que les gouvernements du monde entier devront rembourser les dettes qu’ils contractent actuellement. Mais pour l’instant, l’économie interconnectée de la planète se porte étonnamment bien. La virtualité est un environnement qui lui est favorable, car elle est moins imprévisible et coûteuse, moins humaine. C’est plutôt nous, les humains, les plus gênants, les plus changeants et imparfaits, qu’il vaudrait mieux exclure des comptes économiques. L’automatisation et la virtualisation sont comme deux sœurs au service de la rentabilité.
Quant à la pandémie, elle apporte non seulement des pertes, mais aussi de nouveaux circuits d’argent. C’est un peu comme le pouvoir des habitudes dévoilé par Charles Duhigg. Selon lui, il est impossible de se débarrasser d’une habitude ; il faut la remplacer par un autre mécanisme. Par exemple, au lieu de porter une cigarette à ses lèvres, on se tapote la cuisse ou on refait notre lacet
Finis, les mollets gonflés
Depuis les années 1970, l’aviation était la véritable colonne vertébrale de l’économie mondiale et le mécanisme le plus important pour la circulation rapide et massive des biens, des services et des consommateurs. Elle unifiait les idées et les modes de vie. Aujourd’hui, l’économie mondiale est passée à un échafaudage virtuel avec une étonnante facilité. Il semble que l’internet était la seule structure de notre monde réellement prête pour le changement planétaire. Il a repris le transfert massif de besoins, de services et de flux financiers grâce aux nombreux liens et au haut débit. Il nous a accueillis, il a apaisé notre désir incontrôlable d’acheter, de consommer et de voyager symboliquement vers des lieux, des histoires et des cadres différents de ceux auxquels nous étions condamnés. Il nous a également offert un semblant d’intimité. Nos images numériques se sont avérées suffisantes pour maintenir la base de nos relations. Concernant le monde des affaires, il apparaît comme une alternative peu coûteuse qui ne nécessite pas le transport des personnes en avion, ni de les nourrir ou de les loger.
La plupart des avions qui fendaient les airs étaient remplis de personnes qui, sur le chemin du travail, massaient leurs mollets enflés ou leurs tempes douloureuses. Ces passagers, avec leurs bagages cabine, enduraient des heures d’emprisonnement à bord, traversaient les couloirs familiers des aéroports, passaient leurs journées dans des salles de conférences suffisamment proches de la piste d’atterrissage et suffisamment éloignées de la ville pour apercevoir uniquement le bout du nez de la société qu’ils représentaient.
Quel était l’intérêt de cette libre circulation des personnes, qui n’était libre que par son nom ? Il ne faut pas croire que cela a permis de créer des liens personnels particuliers ou d’influencer de manière significative l’innovation. Ces sphères précieuses ne sont pas du domaine des entreprises.
Internet et la tranquillité
C’est sur ce genre de questions que se penchent les comptables, et nous parions qu’ils ne parviennent pas à comprendre pourquoi cette absurdité malsaine et coûteuse s’est maintenue pendant de si longues années. Tout comme l’impression des documents au sein de l’entreprise, envoyés et signés électroniquement par les employés en télétravail. La nécessité est la mère des nouvelles habitudes. Un monde sans vols compulsifs vient de s’avérer non seulement possible, mais aussi convaincant.
Nous en avons parlé avec l’économiste tchèque Tomáš Sedlácek, auteur du livre The Economics of Good and Evil (L’économie du bien et du mal), ancien conseiller du président tchèque Vaclav Havel et considéré comme l’un des penseurs financiers les plus originaux d’Europe. Il y a peu de temps encore, Sedlácek faisait partie de ces experts bancaires convoités et recherchés qui ne cessaient de changer d’avion et qui, pour faciliter cette vie trépidante, voyageaient exclusivement avec un bagage à main. Aujourd’hui, il se connecte au monde depuis sa maison à Prague et a troqué les avions pour un vélo électrique avec lequel il parcourt la ville presque vide. Il tente à présent d’évaluer l’équilibre de ses gains privés : le plaisir de voir son fils grandir jour après jour, celui d’écouter des oiseaux derrière la fenêtre ou encore de prendre un cours de planeur sur son temps libre, gagné sur ses déplacements en avion.
L’internet s’est avéré être un environnement idéal pour se détendre. Il est très efficace pour satisfaire nos besoins, essentiels ou fictifs, suscités par le marché. Il ne réclame aucune réalité ou présence physique. Il convient de ne pas oublier que ce conte de fées virtuel, généralisé par la pandémie et relatif au monde non contaminé et sans frontières nous permettant de croire en une omnipotence humaine et au monde dépourvu de limites matérielles ou de conséquences écologiques, a pourtant bien un arrière-plan matériel. Ce sont des gigantesques salles de serveurs et des entrepôts, une foule de coursiers et de fournisseurs dont nous ne pourrions plus nous passer. Ces tristes coulisses de l’illusion n’ont pas le pouvoir de décision. Aucune information concernant les usines de couture du Bangladesh ou les camps de travail du Xinjiang ne peut battre les rêves de masse d’un nouveau t-shirt en coton. Et plus la virtualité prend une grande proportion dans nos vies, moins nous sommes concernés par la réalité. Celle qui est tangible. Celle au cœur de laquelle atterrissent les avions.
La magie du lointain
L’Europe, secouée par le Brexit, affaiblie par la pandémie mais toujours pragmatique, est revenue vers ses négociations fastidieuses et ses disputes habituelles. Elle débat des passeports sanitaires afin de construire un horizon pour l’avenir et de rétablir l’un des piliers de sa philosophie d’intégration, la libre circulation des personnes, ou plutôt la libre circulation en avion. Il y a quelque chose de naturel et de compréhensible dans cette quête d’un retour à la normalité, mais aussi de la déception. Je ne connais pas d’experts qui, plutôt que de vouloir récupérer l’Europe d’avant, réfléchiraient à la manière de l’améliorer.
Essayons donc d’imaginer que nous ne reviendrons pas au trafic aérien à grande échelle. Que nous ne volerons pas de manière futile, bon marché ou routinière. Après tout, dans l’histoire, ce qui arrive n’est pas moins important que ce qui n’arrive pas. De la restriction et de l’absence émergent non seulement les pertes, mais aussi des valeurs importantes. Ce que le fait de ne pas reprendre les vols affecte immédiatement, ce sont les notions de distance et d’échelle. Si l’on ne peut pas se rendre dans la capitale du Qatar en cinq heures et demie, à Lima en treize heures et à New Delhi en sept heures, le monde commencera à ressembler à la planète que nous observions enfant, le considérant comme une miniature de l’infini. Pendant la moitié de notre vie, nous avons pu considérer le monde comme grandiose et fascinant, parce qu’il était inconnu et lointain. Accessible principalement par train, bus, ferry, une combinaison de modes de transport, de visas et de transferts. Nous percevions la distance. Principalement en raison de l’existence de frontières, toujours menaçantes et irrévocables.
Dans le transport aérien de passagers, les frontières n’ont toujours été que conventionnelles, symboliquement représentées par des hôtesses de l’air souriantes, des fonctionnaires blasés des procédures et le bruit des timbres collés sur les passeports. Pourtant, même après avoir effectué des dizaines de vols internationaux, nous ne sommes toujours pas débarrassés de l’anxiété que nous ressentons lorsque nous posons notre passeport sur le comptoir et que le douanier nous demande de regarder la caméra ou de glisser le document dans le scanner. A cet instant, cette peur physique est le dernier rappel que le départ de notre lieu sur Terre devient réalité. Ainsi, un retour heureux à la maison n’est ni évident ni garanti. La terre tourne, l’univers est en expansion, qui sommes-nous pour être sûrs que nous retrouverons notre chemin ?
Depuis l’avion, nous reconnaissons les paysages changeants survolés, nous devinons notre position, mais… il s’agit de se promener au-dessus du paysage, et non pas au travers. C’est plus comme regarder une carte, lécher une sucette à travers une vitre que d’être réellement sur la route. Seuls quelques rares capitaines prennent encore la peine d’informer leurs passagers qu’ils viennent de passer la frontière iranienne ou que le sommet enneigé du mont-Blanc est sur le point de se dévoiler sur la gauche.
Quand nous ne sommes personne
Mais ce n’est qu’une curiosité, un élément de divertissement destiné à rendre un peu plus agréable un voyage impitoyablement ennuyeux dans les cieux. L’immensité du monde, l’appartenance à celui-ci et l’insignifiance de notre propre personne sont plus faciles à ressentir et à comprendre lorsque l’on utilise d’autres modes de voyage. Qu’il s’agisse de la marche, du vélo, de l’auto-stop, des trajets en bus ou en trains sur de longues distances, ce sont des variations sur le thème du changement de décor et de paysage. Il s’agit d’une expérience tout à fait physique. Observer les différents paysages, percevoir le changement
du climat, ressentir la fatigue, l’expérience sensorielle, tout cela devient une partie de nous et nous permet d’identifier le changement. Nous nous rendons compte que nous changeons en même temps que notre position géographique varie. Nous savons qui nous sommes. Et de cette manière, nous le sommes encore davantage. La métaphysique du déplacement dans le temps et dans l’espace renforce le sentiment d’identité et d’auto-identification.
Jamais et nulle part, nous n’avons été aussi sûrs d’exister que dans un train indien qui, à cause d’une pluie de mousson, est resté bloqué quelque part dans le sud du sous-continent, entre des villages dont les noms étaient peints dans une écriture devanagari que nous ne comprenions pas. Nous nous tenions dans des champs inondés par des flots chauds, le temps passait, et il n’y avait rien à faire. Nous avons attendu comme des buffles couchés près des pistes, comme des oiseaux perchés sur des branches, comme des fermiers blottis sous un parapluie. Nous ne savions pas où nous étions. Et pourtant, c’est à ce moment-là que nous nous sommes sentis bien présents et aucunement perdus. Nous avons alors réalisé qu’il est impossible de connaître et d’apprécier sa propre vie si l’on ne sait pas à quel point elle est minuscule et inutile.
Mais pourquoi n’avons-nous jamais ressenti cela à l’aéroport ou dans un avion ? Dans ces situations, nous ressentons souvent notre insignifiance de manière désagréable et réductrice. En avion, nous avons souvent l’impression de n’être personne. Dans un vol qui réduit anormalement le temps et nous déconnecte du sol, encombré de structures et de schémas de fonctionnement artificiels, nous ne ressemblons à rien d’autre qu’à une cargaison encombrante avec un code QR et un siège assigné qui doit être traité économiquement aussi rapidement que possible.
Aujourd’hui, nous regardons des films à bord, nous lisons et nous regardons nos smartphones, branchés sur des chargeurs dès le décollage pour qu’ils ne cessent surtout pas de nous délivrer notre élixir de fiction. C’est un paradoxe légendaire. Le voyage en avion est une imitation de voyage, si routinier et dénué d’expériences qu’il faudrait lui injecter une sauce d’anesthésie virtuelle. Peut-on encore être ému en prenant l’avion ? Et nous, savons-nous encore nous évader ? Le simple transport de corps et d’esprits indifférents et connectés à un contenu numérique constitue-t-il encore l’expérience du vol ?
Pilote ou simple opérateur de vol
Les pilotes ont le visage peu romanesque d’une profession qui jouit encore d’une aura de capacités surhumaines. Ils révèlent comment le développement des machines a réduit les capitaines à des gardiens surveillant le bon déroulement des procédures. Les hommes ne pilotent plus vraiment les avions, ils surveillent plutôt leur croissante indépendance et essaient de ne pas sortir de la routine. Ils remplissent des papiers, veillent à ne pas manquer l’heure du décollage et à ne pas rester coincés dans la file d’attente. Ils travaillent de longues heures, avec des fuseaux horaires variables, dans des endroits exigus, ont une mauvaise alimentation. Pendant les longs vols, ils regardent des films, dorment,s’ennuient. Parfois, ils sont ravis lorsqu’ils voient un phénomène optique atmosphérique, comme un soleil double.
Aujourd’hui, les trajets aériens, même les plus lointains, ne sont pas moins fastidieux que les parcours des camions de livraison ou des bus urbains. Il est triste de lire des articles sur des pilotes qui, malgré un nombre record d’heures de vol, rêvent de voler. Nombreux sont ceux qui font du planeur après leurs heures de travail. Ils racontent que dans l’aviation, il n’est plus nécessaire de savoir voler. Dans les Airbus, il n’y a même pas de contact physique entre les consoles de contrôle et les appareils de l’avion. En d’autres termes, le pilote ne vole pas tant avec nous qu’il ne gère la technologie. Et pourtant, dans cette industrie extrême qui s’efforce d’éliminer l’humain avec sa propension aux comportements inhabituels et aux erreurs (l’aviation devient de plus en plus sûre grâce aux machines et aux procédures), les mêmes qualités deviennent cruciales. Les machines aéronautiques ne font que très rarement des erreurs, mais si quelque chose d’inhabituel se produit, seule une personne ayant de l’imagination peut trouver une solution. Cette capacité, qui consiste à imaginer quelque chose, l’intelligence artificielle ne l’a pas encore. L’imagination est l’un des derniers bastions inhérents à l’être humain. Il est possible que l’absence des vols lui soit profitable.
La puissance de l’imagination
La banalisation des vols de passagers a rétréci la planète, a permis de l’observer de nos propres yeux, mais a, en revanche, doublement affaibli notre capacité à penser le monde. Tout d’abord, cela l’a rendue faussement proche, a éliminé le besoin de le rêver et a enlevé la curiosité ainsi que le désir d’expérimenter l’inconnu.
Il va sans dire que ce qui est à portée de main n’a pas la même saveur que le fruit pour lequel il faut voyager au-delà des sept mers. En même temps, les vols de masse et bon marché ont conduit à la banalisation du voyage et à la falsification du monde. Des supports commerciaux ont été créés pour servir les merveilles de la Thaïlande, l’Inde mystique et l’Afrique sauvage. Ainsi, tout en étant en mouvement, nous sommes restés sur place, dans notre propre version du monde, produite localement. En tout cas, partout où nous sommes allés, nous avons pu voir de plus en plus clairement le rouleau compresseur de l’unification mondiale. La réalité s’est avérée plus plate que l’imagination. Une rencontre avec le monde n’est pas toujours une expérience belle, enrichissante ou épanouissante. Parfois, cela enlève la foi, amène le doute et fait déprimer. La véritable image du monde est aussi une vision de destruction, de souffrance, de stupidité et de peur. La réalité n’est pas un dépliant, elle dépasse notre imagination même dans le pire sens du terme, et peut l’anéantir.
Soumise à la mondialisation, c’est-à-dire à la fusion et à l’uniformisation, la réalité est en fait en train de perdre la diversité, l’ingéniosité et la créativité humaines, ainsi que les variétés locales de nos imaginations qui donnaient naissance à une spiritualité, une esthétique, une architecture et des types d’organisation sociale uniques, propres à un lieu et non à un autre. Et même si le monde est resté diversifié et n’est jamais vraiment devenu un village planétaire, c’est précisément en refusant de prendre l’avion et de nous déplacer que nous avons le plus de chances de connaître la diversité et de contribuer à son maintien.
L’imagination, par opposition à la perception personnelle et à la confrontation, peut être un outil non moins efficace, et parfois même plus efficace, pour admirer le monde. C’est un allié de la sensibilité et de la capacité à s’émerveiller devant quelque chose de lointain et d’inconnu. A un moment donné, dans cette manie collective de la mobilité, nous avons décidé qu’il valait mieux vérifier les choses par nous-mêmes. Nous répétions : touchez le monde, goûtez-le ! Et ceux qui n’aimaient pas ces goûts étrangers, ces autres cultures, ceux qui étaient remplis d’aversion ou de peur, nous les reléguions dans la catégorie péjorative des personnes intolérantes et obscures.
Des collisions néfastes
Nous sommes loin de faire l’éloge d’un moi exacerbé ou d’une culture exclusivement nationale, nous croyons que la rencontre des différentes facettes du monde est un bon moyen d’engranger de la sagesse. En effet, il est question ici de se restreindre, de ne pas vouloir toucher à l’image. Il s’agit de la stimulation de l’imagination qui nous aide à comprendre qu’il existe des phénomènes incompréhensibles, illisibles, et pourtant non moins légitimes.
Voyager sans imagination porte préjudice à la complexité du monde. Comment est-il possible que nous ayons fait du voyage, peut-être trop facile, trop injustifié, trop lointain et trop rapide, une sorte de réflexe irréfléchi de mobilité, et en même temps un outil destructeur ? Est-il possible que la pratique excessive du transport aérien, qui nous jette instantanément dans l’altérité, soit à l’origine de l’éruption xénophobe si visible aujourd’hui dans diverses régions du monde ? Nous ignorons à quel point ce mal est grave. Pour le moment, il est perceptible de manière épidermique. Peut-être que l’humanité ne souffre pas encore d’une haine profonde et systémique. Peut-être qu’ici et là, elle ne succombe qu’aux sortilèges des chamans nationalistes. Mais l’overdose de confrontations rapides et superficielles avec d’autres cultures et ordres fait le lit d’un ressentiment tout aussi violent.
Au lieu d’alimenter la compréhension ou la réconciliation dans une méditation profonde sur la destinée humaine, elle suscite des sentiments primaires. Par exemple, la compétition pour les ressources planétaires, l’espace de vie, le droit aux matières vitales, c’est-à-dire l’eau potable et l’air pur. L’idée d’aimer et d’accepter l’ensemble du monde multiculturel allait de pair avec le fait de ne pas l’examiner et d’ignorer ses petites différences locales. Pourtant, ce sont ces différences qui suscitent la haine. Peut-être avons-nous besoin de nous sentir différents, non uniformisés. Peut-être que voler jusqu’au bout du monde et affirmer que l’on fait partie de la même communauté humaine dépasse certains.
S’abstenir d’être omniprésents pourrait nous éviter des confrontations auxquelles nous ne sommes pas prêts, nous sauver d’une sorte de saturation qui génère de la colère et de l’impuissance. Que peut faire un agriculteur de la vallée de Bieszczady, dans les Carpates polonaises, face à la nouvelle des manifestations démocratiques à Hong Kong, brutalement réprimées par Pékin qui ne rêve que d’une Chine unique ? Que peut faire un pilote polonais face au nombre d’avions qui empoisonnent l’atmosphère étant donné que lorsqu’il pose son appareil à New Delhi dans un smog épais, c’est généralement sans visibilité et à l’aide d’instruments de pilotage. Y a-t-il encore de véritables interfaces reliant son panneau de contrôle au destin du monde ? Pourquoi être ailleurs alors que l’on peut être chez soi ?
Pulvériser les mantras
Si l’on choisit de ne pas utiliser l’avion, on répond peut-être à un ordre intérieur qui découle du désir plus fort de s’identifier à un lieu. Ne pas prendre l’avion signifie rester, renoncer à la discipline spectaculaire des déplacements multiples. Ne pas nier sa propre localité, son lien primaire avec cette terre, avec la forêt à l’horizon, avec le réseau de rues et l’allergie aux arbres qui ne fleurissent qu’ici et uniquement au mois de mai. Compris de cette façon, l’attachement au caractère local n’est pas le contraire du cosmopolitisme. C’est plutôt une façon de voir et de reconnaître son authentique appartenance à un ordre plus vaste, d’essayer d’y trouver son propre sens.
La conviction qu’il vaut mieux être ailleurs que chez soi, alimentée jusqu’à la fin du siècle dernier, a fonctionné au service de l’ordre postcolonial. Combien d’entre nous ont compris à l’avance que s’envoler aux antipodes signifie dynamiser le mantra néolibéral ? Au XXIe siècle, l’ambiance a rapidement changé. L’attaque du World Trade Center a été un réveil brutal de l’illusion d’un monde unifié à la mode occidentale. La crise de Wall Street a renforcé les discours sur la drastique stratification sociale et ses injustices pyramidales. L’unité s’est avérée être une fiction, tandis que les différences et l’altérité ont été mises au service de l’industrie du tourisme et traitées de manière banalisée, comme des accrocheuses matriochkas.
Si, il n’y a pas si longtemps, monter à bord d’un avion était encore un symbole d’ouverture et une marque de réussite, c’est aujourd’hui un acte éthiquement problématique. La proposition de Greta Thunberg de supprimer complètement les avions par amour de la planète et par bon sens, qui impose une réduction immédiate des émissions de gaz à effet de serre, inspire et mérite d’être prise au sérieux. Sur le plan pratique, il est difficile de la remettre en question. Il existe en effet d’autres moyens de transport. Juste avant la pandémie, les chemins de fer européens ont enregistré l’intérêt le plus élevé depuis quarante ans pour les voyages internationaux. Beaucoup d’autres Greta préfèrent voir le monde de près et se sentir libres de pouvoir descendre à n’importe quelle station. Greta Thunberg n’est pas la seule de la génération Z qui, avant de visiter Trinidad et Tobago, se demande si elle doit vraiment y mettre les pieds.
Les tendances éthiques vont dans le sens contraire, et il se peut que l’on se retrouve bientôt à payer le prix de l’ostracisme pour avoir voyagé à Zanzibar au plus fort de la pandémie de coronavirus ou à faire face aux critiques difficilement contestables. La pandémie est une expérience susceptible de modifier sensiblement les attitudes à l’égard de la navigation aérienne, en particulier chez les jeunes et les personnes les plus attachées aux questions du climat et pour lesquels ce sujet est existentiel. C’est aussi vrai pour les entreprises, qui se plieront aux nouvelles normes par crainte de problèmes concernant leur image. Il est clair que la mode de l’avion est à court de carburant. D’autant plus que l’internet gère efficacement les questions de communication, permet de faire des rencontres et de coopérer avec d’autres personnes.
Les jeunes savent que le monde est accessible, mais ils ne pensent même pas à prendre l’avion pour aller quelque part, il leur suffit de lancer une application de messagerie instantanée. La facilité instinctive avec laquelle ils reconnaissent les membres de leur tribu dans les différents coins de la carte virtuelle fait de l’avion quelque chose d’extrêmement archaïque et honteux.
Mais les plus jeunes ne sont pas les seuls à pouvoir tourner le dos aux aéroports. La pandémie a provoqué un bond en avant des compétences numériques, dont les géants technologiques ne pouvaient même pas rêver. De nouveaux citoyens sont arrivés dans le monde virtuel. Des personnes d’un âge avancé, jusqu’ici réticentes à l’utilisation des petits écrans, ou des gens peu fortunés et moins instruits. Une vague de confinements les a envoyés massivement dans le giron numérique sans leur laisser le choix. Il y a donc eu un gigantesque recours à la virtualité. Beaucoup de gens y ont pris goût. Le numérique s’est avéré plus facile qu’on ne le pensait et moins gênant que les méandres de la réalité. Pour beaucoup, cette forme de télétransmission des sentiments, des connaissances et des sensations s’avère suffisante.
Un temps comprimé
La décision de ne pas prendre l’avion ou de devenir un passager occasionnel peut se révéler aussi cruciale dans une vie que de passer à un régime végétarien. En renonçant à l’aviation, c’est tout un système de valeurs et d’activités qui s’arrête de tourner. Quand on n’est pas pressé de partir vers un inconnu lointain, on est plus présent ici-bas. On regarde autour de nous, on remarque notre environnement. Il est plus difficile d’y être indifférent. Le monde que l’on goûte chaque jour, plutôt que de le laisser derrière nous tout le temps, nous touche davantage. Un mode de vie plus stationnaire permet plus facilement de se voir comme un élément de la nature. Voler en avion à réaction, c’est littéralement défier la nature. Marcher et se déplacer à un rythme qui permet d’absorber les images nous apprend à appartenir à ce monde. Cela nous révèle les lois auxquelles nous sommes soumis, cela nous unit à elles.
Ne pas prendre l’avion induit un changement précieux, celui de ralentir le rythme effréné des événements. La circulation accélérée des choses, du contenu, de la consommation, de
l’argent, accroît probablement les profits de quelques-uns, mais elle provoque également la désintégration de nos personnalités, elle ne nous permet pas de ressentir les choses, de connaître la nostalgie, de désirer profondément.
L’aérien appartient au secteur de l’hyperactivité et remplit parfaitement deux tâches. Il comprime le temps et il anéantit l’expérience, processus qui s’inscrit dans la durée. Nos horloges internes ne sont pas soumises aux lois des nouvelles technologies. Pour ressentir l’amour, le deuil et la joie, il faut avoir du temps. C’est-à-dire ne pas vivre au rythme des écrans qui enregistrent l’action, l’activité ou le mouvement. Renoncer à prendre l’avion peut être une sorte de manifeste privé de la lenteur. C’est une vraie chance de retrouver le temps dont nous ne disposons plus et dont le manque nous obsède.
Où et pourquoi court-on tant ? Après tout, il n’y a aucune raison d’être toujours en mouvement, ni d’être tout le temps ailleurs. Etre ici, en soi-même, c’est bien suffisant.