Le tour du monde en 80 plats

Si certains restaurants se sont spécialisés dans les cuisines du monde, j’aime pour ma part convier mes amis à faire le tour du monde en un repas. Non que les recettes soient délicates, exotiques ou recherchées, je suis assez piètre cuisinier, mais parce que les produits de base anodins proviennent d’endroits où je ne mettrai jamais les pieds durant ma trop courte existence.

Ainsi, commençons par cette entrée classique, la tomate crevettes. Le légume rouge nous vient du Maroc et les crevettes du Danemark. Rien d’étonnant, peut-être, sinon que les crevettes, une fois pêchées dans les eaux scandinaves, sont directement acheminées au Maroc d’où, une fois décortiquées à moindres frais par une main-d’œuvre bon marché, elles retournent au Danemark avant d’être déposées par camion dans mon hypermarché. Pour renforcer un tantinet le goût de ce plat, j’arrose le délicat produit de la mer de quelques gouttes de citron uruguayen. Là-dessus, je ne peux que suggérer à mes convives un bon Chardonnay australien bien meilleur marché qu’un excellent Bourgogne hors de prix. Et voilà, quatre produits, quatre continents explorés.

Passons au plat de consistance. J’hésite longtemps entre le kangourou australien, le springbok – cette belle antilope – de Namibie et l’agneau de Nouvelle-Zélande. J’opte finalement pour le bœuf argentin, probablement influencé par la grande promotion du jour de mon magasin qui titre « un effet bœuf ! ». Je l’accompagne de pommes de terre vapeur israéliennes, seule origine offerte en rayon pour les patates labellisées « bio « , et de pois mange-tout en provenance directe du Kenya. Je suppose que ces derniers sont extra-plats puisque les haricots provenant du même pays sont, nous dit-on, tout simplement introuvables en Europe car ils sont pour leur part extrafins. Évidemment, je n’hésite pas une seconde à mentionner ce détail succulent à mes invités tout en taisant que 60% de la population kenyane vit avec moins de deux dollars US par jour. Et le vin me direz-vous ? Rien de tel qu’un bon rouge argentin pour une bonne viande argentine. Non, mettons-en trois car, à l’achat de deux bouteilles, la troisième était gratuite. Trois bouteilles de dix euros, quelle aubaine !

Mon épouse, complice, se charge du dessert tant attendu. Une salade de fruits. Dans un récipient, elle arrive à faire cohabiter des aliments frais de toutes les couleurs et de tous les continents : kiwis de Nouvelle-Zélande, litchis thaïlandais, fraises israéliennes, oranges uruguayennes, bananes péruviennes, pommes des Etats-Unis, pamplemousses sud-africains, et un petit citron sicilien ! Nous ne manquons pas de souligner à nos amis que les bananes proviennent du commerce équitable.

Ce repas a été réellement concocté il y a peu. La majeure partie de ces produits proviennent d’endroits tellement lointains qu’ils doivent être acheminés par camion à un aéroport, puis par avion quelque part en Europe, puis par camion encore vers un lieu de vent impersonnel, en direction duquel nous nous rendons avec notre propre véhicule pour nous les approprier. Ainsi, si nous cumulons les distances parcourues par ces marchandises périssables depuis leur lieu de production jusqu’à notre assiette, nous obtenons un total de 135.000 kilomètres, plus de trois tours du monde ! Je m’interroge donc sur les dires de Christian de Cannière, coprésident d’un important lobby européen d’importateurs en fruits, légumes et primeurs, qui argumente pour la défense des fruits et légumes en toutes saisons 5Le Soir, 18 août 2005) : Vous ne me ferez par croire que ces camions et ces cargos ET CES AVIONS contribuent de manière essentielle… à la production de gaz à effet de serre ! À vrai dire, je suis même bouleversé sachant que les transports représentent près du quart des émissions mondiales de CO2 fossile et que leur part ne fait qu’augmenter. Une nouvelle indication sur l’étiquette de toute marchandise vendue devrait permettre au consommateur de savoir quelles émissions de gaz à effet de serre ont été nécessaires à sa production, son transport et son emballage (encore trop souvent en plastique).

Et les nuisances sonores autour des aéroports ? Et ce trafic routier chaotique dû à tous ces camions ? Et lorsqu’il insiste : CES PRODUITS répondent à la demande incontournable des consommateurs…, je suis en droit de me demander qui a induit ce besoin, car nos parents ne consommaient pas ces aliments et même parfois ne connaissaient même par leur existence à notre âge.
Quant au fait de ne pas compromettre l’amélioration des conditions de vie dans les pays en développement, j’ose espérer qu’il dit vrai car si l’importation de haricots kenyans s’apparente à celle des perches du Nil, une version bis du « Cauchemar de Darwin » risque de s’annoncer dans les salles obscures…

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