Il faut réinventer le tourisme !

Nouvelobs.com
03 mai 2020

Le Covid-19 peut-il avoir la peau du tourisme de masse ?

L’OBS – Boris Manenti, SĂ©bastien Billard et (avec Dorane Vignando)

Compagnies aériennes affaiblies, normes sanitaires plus contraignantes, distanciation sociale… La pandémie va-t-elle enterrer city breaks et vacances pas chères à l’autre bout du monde ?

A quelles vacances faut-il s’attendre cet été ? Edouard Philippe a vite calmé certaines ardeurs, il y a quelques jours. « Est-ce que l’on peut réserver une maison, une location, une place de camping ou un hôtel au mois de juillet ou au mois d’août en France ou à l’étranger ? Je crains qu’il ne soit pas raisonnable d’imaginer voyager loin à l’étranger très vite », a mis en garde le Premier ministre, confirmant qu’on ne voyagera pas comme avant de sitôt.

Frontières fermées, avions à l’arrêt, populations confinées, hôtels paralysés… Pour l’industrie touristique, le coup asséné par cette crise du Covid-19 est rude, et sans précédent. Un rapport de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), une institution des Nations unies, souligne que 96 % des destinations dans le monde imposent depuis janvier des restrictions sur les voyages pour contrer la pandémie de coronavirus. « Le Covid-19 a un impact sur les voyages et le tourisme sans équivalent dans l’histoire, résume Zurab Pololikashvili, son secrétaire général.

« Réinventer le tourisme »

Même si, en France et dans d’autres pays européens, le déconfinement se profile, une énorme incertitude demeure pour l’ensemble de cette filière complètement sinistrée. Dans l’hexagone, où le tourisme pèse près de 9 % du PIB (dont un tiers est lié au tourisme international), café, restaurants et bars ne sauront que fin mai quand ils pourront rouvrir. Tandis que voyagistes et compagnies aériennes n’ont eux aucune visibilité sur la suite…

La crise est bien là et, plus grave encore, elle s’annonce durable. Plus personne n’imagine aujourd’hui une reprise rapide de l’activité, en ces temps de distanciation physique. C’est l’essence même du tourisme, basé sur la mobilité des personnes, que remet en cause la pandémie. Ses conséquences s’annoncent donc profondes pour cette industrie.

Cette crise peut-elle transformer le monde du voyage ? Une page va-t-elle se tourner ? Depuis quelques semaines, les appels à penser le tourisme du monde « d’après » se multiplient, y compris là où on ne l’attendait pas forcément. « Il faudra réinventer le tourisme et éviter l’over-tourisme dans certaines villes et régions, répète depuis plusieurs jours le commissaire européen Thierry Breton, favorable à un « plan Marshall » pour soutenir cette industrie, mais aussi partisan d’une vaste réflexion sur le sujet.

« C’était nécessaire avant la crise, ça l’est encore plus après. »

En somme, il faudrait réinventer le tourisme, le rendre plus durable et résilient pour éviter qu’il ne penche de nouveau vers une logique de masse. Une ville comme Venise, qui voit chaque année défiler 30 millions de visiteurs, en partie acheminés par d’immenses paquebots, réfléchit déjà à cette après crise. Certains de ses élus affirment vouloir se tourner vers un tourisme plus « intelligent », avec pourquoi pas l’instauration de quotas pour limiter les flux.

Prise de conscience écologique

Patron du groupe Voyageurs du Monde et vice-président du syndicat des voyagistes (Seto), Jean-François Rial veut croire que cette crise va faire bouger certaines lignes. « J’ai bon espoir qu’elle change le visage du tourisme, qu’il y ait une prise de conscience écologique et qu’on en finisse avec ces pratiques de masse, comme les énormes paquebots, confie-t-il à « l’Obs ».

« L’époque des voyages à prix cassés en dernière minute, des séjours courts, des city breaks semble en passe d’être révolue », écrit même le chef d’entreprise dans une contribution pour le think tank Terra Nova. Jean-François Rial se montre néanmoins prudent : « Les gens ont tendance à vite oublier… » et « la pandémie n’emportera pas notre envie de voyager. »

L’heure d’un tourisme plus vertueux est-elle enfin venue, à l’heure de l’urgence climatique ? Il est encore tôt pour le dire, met en garde le géographe Victor Piganiol. Mais ce spécialiste des pratiques touristiques s’attend lui aussi à des changements :

« Le secteur du tourisme en sera modifié, c’est certain. Quand et comment, cela reste à déterminer. Il y a les conséquences à court et à moyen terme : la baisse drastique du nombre de touristes, l’image et la réputation écornées, les pertes économiques… Et puis, les modifications à long terme, conséquences de la prise de conscience du modèle peu durable du tourisme de masse, et trop “sensible” aux crises – ici une crise sanitaire. »

Si la situation incite à la prudence, l’économiste Christian de Perthuis se montre, lui, plus affirmatif, et se dit convaincu que le tourisme d’après sera bien différent de celui d’avant. « La crise a révélé la grande fragilité des modes de développement basés sur l’accroissement incessant de la mobilité des personnes. Freiner la propagation d’un virus dans des sociétés de l’hypermobilité devient vite un casse-tête », souligne le fondateur de la chaire Economie du climat.

« Cette crise va donc forcément nous contraindre à nous interroger, et va provoquer un choc de comportements touristiques. Les valeurs de proximité vont gagner en popularité. »

Un tourisme plus local ?

Parmi les différents scénarios post-crise possibles, Victor Piganiol évoque une évolution assez similaire : « On partira peut-être moins souvent, moins loin, uniquement dans des lieux sécurisants en termes d’infrastructures hospitalières, etc. », imagine ce chercheur à l’unité mixte de recherche Passages (CNRS, université Bordeaux-Montaigne). On pratiquera un tourisme plus national qu’international en somme.

Terminées les vacances à l’autre bout du monde ? L’idée fait aussi son chemin dans la bouche de certains politiques, qui y voient à court terme un moyen de soutenir les entreprises françaises en ces temps de crise. Trente députés LR, emmenés par le député du Vaucluse Julien Aubert, proposent par exemple de lancer « une grande campagne “Partons en France” soutenue par l’État » pour aider les professionnels du tourisme, et réclament « que le gouvernement prévoit un dispositif de défiscalisation sur les réservations en France ». Mais qu’en sera-t-il après l’été ? Une vraie tendance « locale » va-t-elle durablement se dessiner ?

S’il est difficile d’imaginer dès aujourd’hui le « tourisme d’après », la reprise en Chine donne néanmoins quelques indications. La reprise y est progressive mais certaine – « Les taux d’occupation des hôtels montent de 1 % par jour, nous indique Sébastien Bazin, patron du groupe Accor, qui exploite 400 hôtels en Chine. Les hôtels économiques sont déjà à 50 % de taux d’occupation ». L’activité reprend, mais elle s’accompagne de nouvelles normes sanitaires.

A Singapour, un nouveau label de qualité (SG Clean) a été lancé pour attester notamment du contrôle de l’hygiène régulier, du contrôle de la température des employés et des clients, de la distanciation dans les espaces partagés et de la limitation des files d’attente. Une norme sanitaire de ce genre est en train d’être élaborée en France, a indiqué Jean-Baptiste Lemoyne. Il faut donc s’attendre à voir du gel hydroalcoolique partout.

Des passeports sanitaires ?

Ces nouvelles normes, qui pourraient s’imposer dans les prochains mois et pour longtemps, n’ont rien d’anecdotique. Si ce type de mesures pourra s’appliquer plus ou moins aisément dans les hôtels, restaurants, bars et cafés, qu’en sera-t-il dans les transports ? L’incroyable facilité qu’il y avait à voyager d’un bout à l’autre de la planète perdurera-t-elle ? Pas sûr.

Difficile, en effet, d’écarter les sièges d’un avion. Et, s’il faut réduire le nombre de passagers pour laisser libre une place sur deux, alors l’ensemble des tarifs de l’aérien pourrait être revu à la hausse. L’avion pourrait donc brutalement devenir bien moins accessible pour beaucoup de monde.

Si la compagnie low cost EasyJet a évoqué cette possibilité de laisser les sièges médians vides dans une phase initiale de reprise des vols, l’idée a été vigoureusement rejetée par son concurrent Ryanair : « Soit [le passager] paie aussi pour le siège du milieu, soit on ne volera pas. Nous ne pouvons pas gagner d’argent avec un taux de remplissage de 66 % », a tranché son patron Michael O’Leary, dans un entretien au « Financial Times ».

La mise en place de nouvelles normes sanitaires, pour prévenir le risque de propagation du virus, pourrait se révéler coûteuse en argent, mais aussi en temps, en alourdissant les contrôles dans les aéroports, ce qui pourrait en décourager plus d’un. Plusieurs mesures sont à l’étude, comme la création de « passeports sanitaires », ou l’interdiction des bagages cabines pour limiter les points de contact. C’est donc une certitude : on ne prendra plus l’avion tout à fait de la même manière qu’avant.

Faut-il avoir honte de prendre l’avion ? (et pourquoi ?)

Compagnies aériennes ébranlées

Autre inconnue : l’état dans lequel le secteur de l’aérien, dont l’industrie touristique est intimement dépendante, va ressortir de la crise. La santé financière des compagnies aériennes, en particulier des low cost, est aujourd’hui clairement ébranlée. Et pour longtemps. Cela aura une incidence sur la capacité du tourisme à rebondir. « Les vols low cost étaient l’une des pierres angulaires du tourisme dit “de masse”, dans toute l’Europe, voire au-delà – Maghreb, Asie… Les activités auront beau être remises sur pied, si les touristes ne peuvent s’y rendre, ça ne sert à rien », rappelle le géographe Victor Piganiol.

« Le modèle économique d’un low cost, c’est de limiter l’immobilité au maximum et de passer le moins de temps possible sur la piste d’un aéroport. Avec les suspensions de vol, c’est l’inverse qui se produit. »

Certaines compagnies ne se remettront pas de cette crise. Virgin Australia, endettée à hauteur de trois milliards d’euros, s’est volontairement mise en cessation de paiement. D’autres suivront-elles ? Le choc n’épargne pas en tout cas les compagnies plus importantes. En France, le groupe Air France va recevoir 7 milliards d’euros de prêts de l’Etat pour éviter la faillite. Et ce, au grand dam des ONG de défense de l’environnement, qui déplorent la faiblesse des contreparties écologiques imposées par la France.

L’impact du secteur de l’aérien sur le climat, comme celui du tourisme, n’ont, rappellent-elles, rien de négligeable. Le premier, qui a connu ces dernières années une croissance folle, est à l’origine d’environ 3 à 4 % des émissions totales de CO2 dans le monde, soit presque trois fois plus que les émissions totales de la France. Celles de l’industrie touristique, elles aussi exponentielles, sont estimées à 8 %, transport compris.

Les traînées d’avions détériorent le climat (et ceci n’est pas une théorie conspirationniste)

Une occasion manquée ?

Si sauver les compagnies aériennes est inévitable, beaucoup, à commencer par le Haut Conseil pour le Climat, martèlent que ce sauvetage ne peut se faire à n’importe quelles conditions. « C’est un des secteurs où reconstruire comme avant, coûte que coûte, n’est pas approprié, a averti sa présidente, la climatologue Corinne Le Quéré. C’est un des seuls secteurs où l’augmentation de la demande n’est pas du tout souhaitable ».

Constat partagé par le spécialiste des transports Laurent Castaignède, pour qui cette crise aurait dû être l’occasion d’imposer aux compagnies une diminution du nombre d’avions, afin de revenir à un « niveau de trafic plus raisonnable ». Fondateur du bureau d’études BCO2, cet ingénieur ne manque pas de rappeler que l’avion, et plus largement l’industrie touristique, ont été des vecteurs majeurs de la propagation du virus à travers le monde.

« L’intensité du trafic aérien avant la crise, avec plus de 10 millions de trajets de passagers par jour, constitue une véritable opportunité de large et rapide diffusion pour les virus. »

« En matière de transport aérien, la régulation est un point crucial, mais c’est a minima à l’échelon européen qu’il faut réguler, nuance toutefois l’économiste Christian de Perthuis, fondateur de la chaire Economie du climat.

« L’enjeu des prochaines semaines, c’est surtout Corsia, le système mondial de compensation carbone du transport aérien, qu’il faut sauvegarder, mais que les compagnies veulent remettre en question. Elles ont d’ailleurs commencé à faire du lobbying en ce sens. »

Rattraper le temps perdu

Si l’aérien est dans le viseur, le transport maritime n’est pas en reste, en particulier les croisières qui transportent désormais 28 millions de passagers par an.

Ces énormes paquebots se révèlent eux aussi ultra-polluants : ils utilisent du fioul « lourd », dont l’utilisation émet de l’oxyde de soufre (SOx) – 10 millions de tonnes, soit 12 % du total –, et des oxydes d’azote (NOx) – qui polluent l’atmosphère. Pis, les gros navires de croisière polluent quasiment en continu puisque, même lors des escales, leurs moteurs ne sont jamais coupés, afin de maintenir l’alimentation électrique à bord… D’après une étude de l’ONG Transport & Environment, les 94 bateaux du seul croisiériste Carnival ont émis dix fois plus de SOx que les 260 millions de voitures européennes.

« Interdisons vite les paquebots à Venise, il en va de la survie d’un joyau de l’humanité »

« Bombes écologiques », ces croisières sont aussi de véritables « bombes sanitaires » comme l’ont souligné les affres de certaines d’entre elles en pleine épidémie de Covid-19, (« Diamond-Princess », « Grand Princess », « Spirit »…). Faut-il parier sur une désaffection pour ce type de séjours sur ces véritables immeubles flottants ? Voire sur leur déclin ? Etonnamment, certains chiffres ne vont pas en ce sens, et nuancent l’idée que cette crise puisse entraîner une profonde prise de conscience des impasses de notre manière de voyager. Depuis un mois et demi, les réservations pour les croisières qui se dérouleront en 2021 sont ainsi en augmentation, de 40 % par rapport à 2019, détaille le site de réservations américain Cruise Compete…

Est-ce le signe que le désir de rattraper en 2021 le temps perdu cette année sera plus fort que tout ? La preuve qu’il faut s’attendre à une reprise frénétique de l’envie de voyager une fois passé le pic de la crise ? Que bien que touché en plein cœur, le tourisme de masse est encore loin d’être mort ? Ces chiffres, s’ils se confirmaient dans les prochains mois, viendraient en tout cas souligner qu’en matière touristique aussi, il n’est pas complètement à exclure que le monde d’après ait quelques ressemblances avec le monde d’avant. Et que l’été 2020 soit en définitive une simple parenthèse.