Lalibre.be 13/11/2019
Une opinion de Pierre Ozer, professeur au dĂ©partement des Sciences et Gestion de lâEnvironnement Ă l’ULiĂšge.
Chaque dimanche, en famille ou entre amis, des centaines de cyclistes se rendent de LiĂšge Ă Maastricht, et inversement. Câest une trĂšs belle balade de moins de trente kilomĂštres en bord de Meuse et le long du Canal Albert.
Le vol le plus court au monde
Ce vol â le plus court au monde dans cette catĂ©gorie â est donc responsable de prĂšs de trois tonnes de CO2 envoyĂ©es dans lâatmosphĂšre en 540 secondes, soit bien plus quâun Indien sur une annĂ©e ou que les Ă©missions moyennes annuelles dâun Belge pour sa mobilitĂ© individuelle.
Pas du tout. Lâimportant, le seul et unique indicateur, câest encore et toujours le nombre dâemplois crĂ©Ă©s (en quantitĂ©, donc, non en qualitĂ©). DâexternalitĂ©s nĂ©gatives (bruit, CO2, contrefaçons arrivant avec Alibaba, etc.), il nâest pas question. Câest dâailleurs ainsi que le porte-parole de LiĂšge-Airport, Christian Delcourt, dĂ©fend le fleuron liĂ©geois tout en se dĂ©douanant : « Les aĂ©roports ne sont en rien concernĂ©s. Ce sont les transporteurs et clients des compagnies aĂ©riennes qui choisissent leur lieu de destination. [âŠ] On n’a pas Ă se prononcer sur ce qui ne nous regarde pas » (sic).
Treize annĂ©es ou la dĂ©monstration de lâinertie
RĂ©troactes. Le 18 octobre 2006, un vol « saut de puce » est dĂ©noncĂ© dans les pages de La Libre. Il relie Charleroi Ă LiĂšge avec un Boeing 737-400. Stupeur. Dix jours plus tard, le ministre rĂ©gional en charge de la politique aĂ©roportuaire AndrĂ© Antoine, interdisait ledit vol et promettait de faire monter le projet dâinterdiction des vols de courte distance (< 150 km) au fĂ©dĂ©ral et Ă lâEurope. La Commission europĂ©enne valida rapidement cette dĂ©cision rĂ©gionale reconnaissant que « des intĂ©rĂȘts environnementaux sont gravement mis en pĂ©ril ». Elle proposa ensuite lâinsertion dâun nouvel article dans la rĂ©vision du 3e « Paquet AĂ©rien » portant sur la gĂ©nĂ©ralisation de lâinterdiction des vols « sauts de puce » dans tous les Ătats membres. Et cela a coincĂ©. Notamment Ă cause de la Belgique car avaliser cette proposition signifiait lâinterdiction annuelle de plus de 400 vols aĂ©riens « sauts de puce » dans le ciel flamand. En novembre 2019, rien nâa donc rĂ©ellement changĂ©. Quel gĂąchis.
Il ne sâagit pas ici de procrastination, mais plutĂŽt dâinertie. Et câest bien plus grave. En physique, lâinertie dâun corps est sa tendance Ă conserver sa vitesse. Ainsi, en lâabsence dâinfluence extĂ©rieure, tout corps ponctuel perdure dans un mouvement rectiligne uniforme.
Ce que cela signifie, câest que ni les alertes rĂ©pĂ©tĂ©es des scientifiques, ni les rapports alarmants des ONG, ni les informations rapportĂ©es par les mĂ©dias (vagues de chaleur, rĂ©fugiĂ©s climatiques, effondrement de la biodiversitĂ©, incendies monstrueux sous les Tropiques, etc.), ni mĂȘme les nombreux et massifs rassemblements de jeunes et de moins jeunes pour rĂ©clamer une action politique pour le climat, ne reprĂ©sentent actuellement une influence extĂ©rieure suffisante que pour dĂ©ranger le systĂšme dominant.
La dĂ©claration du porte-parole de LiĂšge-Airport est clairement inscrite dans ce logiciel de pensĂ©e hĂ©ritĂ© des annĂ©es 1980 : « On a toujours fait comme ça », « Rien ne nous lâinterdit », « Cela ne nous regarde pas », « Si nous faisons diffĂ©remment, nos concurrents vont en profiter ».
Et câest ainsi que les Ă©missions mondiales de gaz Ă effet de serre ne cessent dâaugmenter, invariablement. Quâaucune des principales Ă©conomies mondiales ne respecte ses engagements pris Ă Paris en dĂ©cembre 2015 lors de la COP-21. Que des fleurs fraiches arrivent dâAfrique de lâEst en avion tous les jours Ă LiĂšge-Airport, que des vaches prennent lâavion et que des Boeing 777 font des vols de 9 minutes.
Et câest Ă©galement ainsi que 2015, 2016, 2017, 2018 et ⊠2019 (octobre 2019 Ă©tant le cinquiĂšme mois dâaffilĂ©e qui enregistre un record ou sâapproche trĂšs prĂšs dâun record global des tempĂ©ratures) sont maintenant les cinq annĂ©es les plus chaudes enregistrĂ©es depuis 1880. Rien de moins.
Et câest finalement ainsi que toute une gĂ©nĂ©ration de citoyens Ă©veillĂ©s Ă lâeffondrement environnemental ne comprend pas pourquoi rien ne bouge. Bien au contraire. Et se « radicalise » bien justement, de maniĂšre non violente, contre un systĂšme sourd et barbare qui privatise les profits Ă court terme et leur dĂ©lĂšgue un demain peu enchanteur.
Pendant ce temps, surexcitĂ©, LiĂšge-Airport attend la venue imminente dâAlibaba. Et nous ne croyons plus Ă Saint-Nicolas.