Les ministres usent et abusent des bureaux d’avocats
La Libre – A. C., M. CO., J.-C.M., F.C. ET S.TA. 13 novembre
La tête de Jacqueline Galant (MR) ne devrait pas rouler, ce vendredi après-midi, sur le parquet de la salle de la commission Infrastructure de la Chambre. Le Premier ministre y sera entendu par les députés dans le cadre de « l’affaire Galant ». Selon toute vraisemblance, Charles Michel (MR) devrait y réitérer sa confiance en la ministre de la Mobilité. Et ce, malgré les mensonges de cette dernière (« LLB » du 29/10), malgré les très gros soupçons d’irrégularités qui pèsent sur un partenariat conclu entre son cabinet ministériel et un cabinet d’avocats, et malgré les contradictions entendues mardi à la Chambre entre elle et le patron de son administration (le SPF Mobilité), Laurent Ledoux…
Mme Galant est dans l’œil du cyclone depuis qu’elle a sollicité l’aide du cabinet Clifford Chance, sans mise en concurrence préalable, pour la confection de la « Vliegwet », la loi sur le survol aérien.
Soutenue lundi très officiellement par son parti, clairement épargnée mardi par ses partenaires de majorité (N-VA, CD&V et Open VLD), elle n’a plus qu’à attendre que le Premier ministre vienne clore le débat ce vendredi. En tout cas, temporairement. Car d’une part, la Cour des comptes pourrait venir mettre son nez dans l’affaire, comme le PS et le CDH le lui ont demandé. D’autre part, il reste l’essentiel : le fond du dossier…
La « loi Galant » dézinguée
Jeudi, en fin de journée, la RTBF publiait sur son site Internet un nouveau document accablant le travail de la ministre de la Mobilité. Il s’agit de l’avis du service Environnement de la Direction générale transport aérien (la DGTA), rendu le 9 septembre, sur le fameux projet de loi surnommé « Vliegwet », attendu pour la fin de l’année et dont certains éléments ont déjà filtré.
La « Vliegwet » vise à offrir au trafic aérien un cadre légal stable, ainsi qu’un organe de contrôle indépendant. Les critiques assassines de la DGTA vont dans le sens de celles déjà formulées par l’opposition. « Ce projet de loi n’offre pas une base à une législation durable de fixation et de contrôle des procédures et des routes aériennes » , dit l’administration, selon laquelle le texte doit être manifestement revu.
L’avis confirme par ailleurs le trop grand pouvoir laissé à Belgocontrol, l’entreprise publique gérant le trafic aérien. Il y voit même une forme « d’impunité » accordée à cet organe déjà accusé de n’en faire qu’à sa tête. L’avis pointe encore le manque d’indépendance de la procédure par rapport à Belgocontrol et à Brussels Airport.
Relations douteuses avec le SPF
Pour la DGTA, le projet doit être réécrit, voire scindé en deux lois distinctes. Relayé par la RTBF, le cabinet Galant assure que le texte n’est pas encore définitivement arrêté et qu’il sera tenu compte des différentes remarques émises à son sujet.
Quoi qu’il en soit, cet élément jette de nouveaux doutes sur les initiatives du cabinet Galant dans ce dossier et sur les relations très compliquées que la ministre entretient avec son administration, spécifiquement avec Laurent Ledoux.
Des règles qui vont changer
Lorsqu’un pouvoir public conclut un marché avec un cabinet d’avocats, quelles règles lui faut-il respecter ? Le professeur et avocat François Jongen nous a expliqué, jeudi, qu’actuellement, on considère que ces marchés sont des marchés publics de services – à l’instar des services financiers, d’architecture, de transports, etc. – soumis aux règles générales applicables à ces types de marchés.
Mais les choses vont changer. En effet, poursuit François Jongen, une nouvelle directive européenne datant du 26 février 2014 doit bientôt être transposée en droit belge. Un projet de loi de transposition a été adopté par le gouvernement fin septembre et est actuellement soumis au Conseil d’Etat.
La transposition devrait en principe devenir réalité pour mars 2016 et dès ce moment-là, précise notre interlocuteur, « certains services juridiques ne devront plus obligatoirement faire l’objet de marchés publics » .
Il en ira ainsi des services de représentation légale dans une procédure juridictionnelle ou d’arbitrage; des services visant à préparer ces procédures; ou des services liés à l’exercice de la puissance publique…
Sera alors instaurée, une différence, qui n’existe pas pour le moment, entre une défense en justice et des travaux de « consultance », comme la rédaction d’un projet de loi, en fonction des critères évoqués dans le paragraphe précédent.
Procédure négociée sans publicité
Pour le moment, l’obligation de passer un marché public n’existe pas lorsque l’enjeu financier ne dépasse pas 8 500 euros. En dessous de 85 000 euros, une possibilité de procédure négociée sans publicité est ouverte. Au-delà, la procédure « classique » est d’application mais l’urgence peut justifier le recours à la procédure négociée sans publicité même si les seuils sont dépassés.
Pourquoi le monde politique court-circuite l’administration
Pourquoi Jacqueline Galant a-t-elle joué avec les règles de marchés publics pour désigner un cabinet d’avocats – Clifford Chance – plutôt qu’un autre ? Que cache, tout compte fait, cette prise de risque politique qui peut sembler inutile ? Le cas Galant n’est pas isolé : les mandataires publics recourent souvent à des conseilleurs juridiques extérieurs pour des sommes importantes. Voici pourquoi.
- L’apparence de la neutralité.
« Les grands bureaux d’avocats sont avant tout payés pour dire ce que celui qui les a engagés a envie qu’ils disent et ce, avec l’apparence de l’objectivité », explique sans ambages un ancien ministre. Traduction : confier à un bureau externe une mission dans un dossier politiquement très sensible (comme, par exemple, le survol de Bruxelles dans le cas de Clifford Chance) permet au mandataire de se retrancher le moment venu derrière l’expertise présumée des avocats. Une étude, un audit, un projet de texte de loi à faire passer au gouvernement servira de base de négociations alors que ce travail peut très bien avoir été influencé discrètement dans le sens souhaité politiquement par celui qui l’a commandé.
- La méfiance vis-à-vis de l’administration.
« Au fédéral, il y a plein de vieux CD&V dans l’administration… », analyse un ex-poids lourd de ce niveau de pouvoir. Dans les cabinets ministériels, en effet, on a tendance à se méfier de la couleur politique de l’administration dont certains hauts fonctionnaires ne seraient pas loyaux, paralyseraient l’action d’un ministre qui n’aurait pas la même carte de parti qu’eux, organiseraient des fuites vers la presse.
Evidemment, il y a aussi beaucoup de fantasme dans cette vision très pessimiste de la fonction publique. Les « cabinettards » projettent sur les top managers des ministères leur propre logique de guérilla politique permanente entre les formations politiques.
Cette méfiance est assez forte au MR, par exemple, qui traditionnellement ne dispose pas des mêmes relais dans l’administration que le PS ou le CDH. C’est notamment vrai en Wallonie. « Parfois, il y a même un refus de l’administration de réaliser ce que le ministre demande. Il y a certes des gens très compétents mais l’administration wallonne constitue un problème pour le fonctionnement de la Région », confie un ancien ministre.
- Une question de compétence.
Passer par un bureau d’avocats n’est évidemment pas qu’un moyen de court-circuiter l’administration ou de mieux « vendre » une mesure délicate. C’est aussi une question de réelle expertise : « Quand les dossiers atteignent un tel niveau de technicité et de complexité, on considère qu’il vaut mieux s’adresser à des experts extérieurs, à la renommée internationale, plutôt qu’à l’administration, considérant qu’elle n’est pas apte », juge un libéral. Un ancien membre de gouvernement : « Les cabinets ministériels travaillent avec des cabinets privés car l’administration ne dispose pas souvent des ressources nécessaires pour trois raisons. Pour des raisons de personnel, d’expertise ou de politisation extrême. »
- Un timing serré.
Les ministres et leurs cabinets sont aussi tentés de passer par des bureaux d’avocats dans les cas les plus urgents. Il s’agit de pouvoir mobiliser la grande force de travail de ces équipes de juristes pointus plutôt que de devoir affronter certaines lourdeurs de la bureaucratie lorsque les délais sont très courts. Revers de la médaille, nous confie une autre source : « la frustration » que cela peut créer dans l’administration, « pouvant aller jusqu’au clash entre le ministre et le patron de son administration comme c’est le cas dans l’affaire Galant ».
Des honoraires d’avocat gonflés ?
Les cabinets d’avocats les plus en vue n’ont pas que les autorités publiques comme clients. Il leur arrive évidemment de traiter avec des entreprises. Les pratiques tarifaires y semblent alors bien différentes de celles que l’affaire Galant a mises en évidence, à en croire un cadre d’une grande entreprise active à l’international. « Dans le privé, les services des cabinets d’avocats sont facturés 15 à 30 % moins cher que dans le public, confie-t-il anonymement. Il y a d’abord toujours une mise en concurrence. Ensuite, il y a les prix officiels, certes, mais nous contractons toujours en dessous. Par la suite, chaque facture est analysée en détail et est éventuellement contestée, ce qui peut faire descendre le prix final du service.
Il y a un autre élément important : nous fixons toujours, à la base, un prix maximum pour le service juridique proposé. » « C’est la première fois que j’entends cela, rectifie Stéphane Boonen, bâtonnier de Bruxelles. Au contraire, j’ai plutôt le sentiment que les avocats poussent leurs honoraires à la baisse lorsqu’il s’agit d’autorités publiques. » Cela toutefois dans le contexte d’une mise en concurrence. Il rappelle la liberté importante des avocats quant à la fixation de leurs honoraires. Celle-ci intervient selon le principe de « la juste modération », dépendant de l’ampleur du dossier, de la notoriété de l’avocat ou encore des moyens financiers du client.