Supprimer les vols courts, les jets privés et réduire les « miles : comment assainir l’aérien

Nouvelobs.com
27 mai 2020

L’OBS – Sébastien Billard
Pour réduire le trafic aérien, le Shift Project, présidé par Jean-Marc Jancovici, propose d’abolir les vols pour lesquels il existe un trajet en train inférieur à 4h30.

Et si le trou d’air économique que traverse le secteur aérien – et qui a vu l’Etat investir massivement pour le soutenir – était l’occasion d’en finir enfin avec les vols domestiques, aberrants sur le plan écologique ? Et si, plus globalement, cette crise était l’occasion de faire décroître le trafic aérien, qui a atteint ces dernières années des niveaux absolument stupéfiants – un aéroport comme Roissy-Charles-de-Gaulle voit défiler chaque année pas moins de 72 millions de passagers ?

Alors que le débat fait rage sur la nature des contreparties que l’Etat doit exiger de ce secteur en échange d’aides publiques massives, le Shift Project, groupe de réflexion sur la transition écologique présidé par l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, également membre du Haut Conseil pour le Climat, appelle l’Etat à une forme de planification pour « organiser dès maintenant la réduction du trafic aérien ». Le Shift Project déroule ce mercredi 27 mai une série de propositions fortes sur le sujet. Parmi celles-ci, la suppression pure et simple, d’ici fin 2022, des liaisons aériennes domestiques là où l’alternative ferroviaire est satisfaisante, et ce quelle que soit la compagnie aérienne.

Dans son rapport, le think tank souligne qu’il est temps de transformer ce secteur porté depuis des années par une croissance folle, totalement déraisonnable compte tenu de la situation climatique et des engagements pris lors de la signature de l’Accord de Paris pour contenir le réchauffement à l’issue de la COP21. Pour rester dans les clous, il faudrait en effet que le secteur réduise de 5 % tous les ans ses émissions dès 2020. Le relancer à tout prix, sans contreparties environnementales, serait donc une erreur funeste.

De nombreuses alternatives ferroviaires existent

Sur la question plus que symbolique des vols domestiques, le Shift Project juge la position actuelle du gouvernement, qui a demandé à Air France de réduire les vols sur les trajets faisables en train en moins de 2h30, clairement insuffisante. Lui prône la suppression de toutes les liaisons françaises, mais aussi intra-européennes, pour lesquelles un trajet en train inférieur à 4h30 est possible. Ce qui signifie, très concrètement, la disparition de quantité de vols, dont par exemple les Paris-Londres et Paris-Amsterdam.

Il existe, selon les calculs du groupe de réflexion, 36 lignes aériennes domestiques et 11 liaisons internationales au départ de Paris vers les pays frontaliers pour lesquelles il y a une alternative ferroviaire dont la durée de trajet est inférieure à 4h30. En France, il ne devrait ainsi subsister que des liaisons aériennes entre Paris et Nice, mais pas entre la capitale et Toulouse. « Pour un grand nombre de liaisons aériennes, une alternative ferroviaire existe », rappellent ces experts dans leur rapport.

« Et en France, pour le même trajet, un voyage en train émet en moyenne près de quarante fois moins de CO2 qu’un voyage en avion. »

Mais supprimer ces vols ne suffira pas. Pour le Shift Project, la réduction de la consommation de carburant du trafic aérien au départ ou à destination du territoire français passe aussi par toute une série d’autres leviers, comme le renouvellent des flottes en faveur d’avions plus récents, la densification des cabines, l’augmentation des taux de remplissage…

Il recommande en outre l’interdiction des vols d’affaires privés, qui concernent en partie l’usage de « jet privé », au cours desquels « un passager émet au moins vingt fois plus qu’un passager voyageant en classe économique ». Ou encore la restriction des avantages liés aux programmes de fidélité (notamment le fameux système de « miles »), qui encouragent un usage « opportuniste » de l’avion. Autant de propositions à compléter par des mesures plus techniques, telles que la décarbonation des opérations au sol ou l’optimisation des trajectoires de vol, à l’impact un peu plus limité mais bien réel.

Des mesures drastiques, mais incontournables

Radicales, ces mesures ? Réalistes, et surtout incontournables pour être fidèles aux engagements du pays en matière de climat et baisser de 20% d’ici à 2025 les émissions totales du transport aérien arrivant en France ou en partant, plaident au contraire ces experts : « Etant donné la difficulté à dégager des voies de progrès technique supplémentaires, la réduction progressive du trafic est le principal levier de réduction des émissions de CO2 et des effets climatiques hors-CO2 du transport aérien. » Et d’ajouter :

« Toute politique de réduction des émissions de CO2 liées au trafic aérien qui n’inclurait pas des mesures de sobriété devra être considérée comme insincère. »

L’équipe du Shift Project rappelle quelques chiffres saisissants sur la contribution du transport aérien au dérèglement climatique, qui donne la mesure de l’enjeu et de l’effort à accomplir. Si les émissions de l’avion ne représentent, selon les estimations, que 2 % à 3 % des émissions mondiales, l’aviation a aussi des impacts hors CO2 sur le climat « qui viennent multiplier par deux à trois l’effet du CO2 seul ». Par exemple, l’émission à haute altitude d’oxydes d’azote (NOx), de vapeur d’eau et de particules fines « favorise la formation de nuages d’altitude et comporte des effets sur la chimie de l’atmosphère ».

Sur les cinq dernières années, soulignent-ils encore, le trafic mondial, en passagers par kilomètres, a augmenté en moyenne de 6,8 % par an, soit un doublement tous les dix ans. La France n’échappe pas à cette tendance : le trafic y a cru de 4,1 % par an sur la même période, et a été multiplié par presque cinq depuis 1980. Conséquence, la consommation de carburant de l’aviation civile est en très forte augmentation depuis plusieurs décennies : sur les cinq dernières années, elle a été en moyenne de 5 % par an, ce qui équivaut à un doublement tous les quatorze ans.

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C’est bien simple : rapportée aux passagers et au temps de déplacement, la consommation de pétrole engendrée par le transport aérien est très supérieure à n’importe quel autre moyen de transport. Un passager en classe économique consomme environ 25 litres par heure de vol, contre 4 litres par personne et par heure dans une voiture…

« De nombreux emplois seront affectés tôt ou tard »

Reste une question : quel serait le coût social de ces mesures, alors que l’on estime à 100 000 le nombre d’emplois dans les compagnies aériennes et les services aéroportuaires, et entre 200 000 à 350 000 dans la filière aéronautique ? Le Shift Project ne s’en cache pas : une transformation de cette ampleur va inévitablement faire des « perdants ». « Le transport aérien, rappellent-ils, fait partie des quelques secteurs pour lesquels il n’existe pas, à court ni moyen terme, d’alternative technologique décarbonée – à la différence du transport automobile par exemple. »

« Ce secteur est donc une victime de l’inéluctable transition vers une économie bas carbone. De nombreux emplois, de nombreux territoires et entreprises seront affectés tôt ou tard. »

Mais, à en croire Jean-Marc Jancovici, repousser l’échéance de cette transformation ne ferait qu’aggraver le choc, car celle-ci se ferait alors « d’une manière moins planifiée et organisée » qu’aujourd’hui.

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Pour limiter toutefois l’impact social de ces mutations, ces experts proposent deux principales pistes de réflexion. D’abord, la transposition d’une partie des emplois de l’aérien vers le ferroviaire. « S’appuyant sur sa culture et son savoir-faire en matière de voyage, de service aux passagers et de performance industrielle », Air France serait encouragée à se diversifier en investissant dans un parc de rames à grande vitesse de petite capacité.

Quant à la filière aéronautique, la réduction du trafic ne signifie pas sa mort. Un programme de développement visant à initier la production d’ici à 2030 d’un avion « adapté aux nouveaux besoins de mobilité aérienne, aux nouvelles exigences en matière de consommation d’énergie et aux nouvelles conditions de vol dans un contexte de changement climatique » doit être impulsé dès maintenant. Le Shift Project note :

« L’enjeu pour cette industrie est de passer d’un mode d’activité reposant principalement sur la croissance du trafic à un mode reposant essentiellement sur l’optimisation de la performance énergétique des appareils. »