Le développement d’un « quartier d’affaires » à l’aéroport pour concurrencer la Région bruxelloise

ieb.be
02 juin 2020

Commentaire de Bruxelles Air Libre Brussel : il est temps de remettre pleine d’application les normes de bruit et sans tolérance aucune. Gouvernement bruxellois, où est-tu et qu’attends-tu ?

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L’expansion de Bruxelles-National décolle en pleine tempête

 Au milieu du confinement, on a appris deux informations importantes quant à l’aéroport et « notre » compagnie aérienne. D’une part, l’extension prochaine du site et, d’autre part, le plan de licenciements chez Brussels Airlines, justifié par l’effet de la crise du coronavirus sur les activités de la compagnie.

Le 8 avril dernier, le propriétaire de l’aéroport publiait un appel d’offres portant sur le développement du « quartier d’affaires » (Airport Business District), appelé à « mue[r] en écosystème dynamique dans lequel de grandes entreprises côtoient des jeunes pousses, où hommes d’affaires, académiques et membres de la communauté aéroportuaire se rencontrent ». Concrètement, il entend faire construire un immeuble de bureaux avec commerces et parking (25000-35000 m²), un hôtel de luxe (150 chambres), un « hub intermodal » (une plaque tournante articulant plusieurs modes de transport) et un « boulevard pour les transports en commun ».

Les candidats à la conception de cette importante extension ont moins de deux mois pour répondre à l’appel d’offres, et le gagnant devrait entamer sa mission dès mars 2021. Aussi courts soient ces délais au regard de l’ampleur du chantier à concevoir, celui-ci ne tombe pas du ciel. Il s’agit en effet d’un jalon de la « Vision Stratégique 2040 » élaborée en 2016, dont la réalisation permettrait de doubler tant le nombre d’emplois que les retombées économiques induits par l’aéroport. En termes de trafic aérien, Brussels Airport vise une augmentation de 78 % [1].

Concurrence interrégionale et survol de la capitale

Du point de vue de la Région flamande, l’agrandissement de Bruxelles-National constitue un enjeu économique fondamental. Les secteurs de la logistique et du transport, qui contribuent de manière significative au PIB flamand, sont évidemment intéressés à l’augmentation des volumes du fret. De plus, la consolidation des activités aéroportuaires accrédite indirectement un autre projet d’infrastructure, l’élargissement et le réaménagement du ring nord entre Zaventem et Grand-Bigard, dont l’un des objectifs est de faciliter le transport de marchandises, notamment en lien avec le port d’Anvers [2]. Enfin, la société anonyme qui pilote les investissements et gère les détentions financières de la Région (Participatiemaatschappij Vlanderen) est entrée au capital de Brussels Airport en décembre dernier. Autrement dit, la Flandre est indirectement actionnaire de l’aéroport [3].

L’extension des activités aéroportuaires devrait exacerber la bataille d’« attractivité » que se livrent les Régions bruxelloise et flamande, qui a vu depuis au moins dix ans la première perdre de nombreuses entreprises au bénéfice de la seconde [4]. Or, le risque ultérieur de délocalisations vers Zaventem pourrait inciter la Région bruxelloise à redoubler d’efforts pour attirer entreprises et investisseurs. À cet égard, l’intention de développer la zone de Bordet suite au départ de l’OTAN, coulée dans un Plan d’aménagement directeur (PAD), peut être interprétée comme une manière de rendre « attractive » une portion du territoire régional en lisière de la Région flamande – située « à dix minutes » de l’aéroport [5].

Ce sont également les conflits générés par le survol de la capitale que renforcera l’extension de l’aéroport. À en croire les propos du ministre bruxellois de l’Environnement tenus un peu plus d’un mois avant le confinement, les infractions à l’arrêté Bruit (1999) ont augmenté de mois en mois entre mars 2019 et janvier 2020 [6]. On imagine mal la « Vision Stratégique » de Brussels Airport ne pas consolider cette tendance, à plus forte raison si les « assouplissements » récemment accordés aux compagnies de fret [7] ne sont pas remis en cause.

Extension de l’aéroport et « restructuration » de Brussels Airlines

Un mois après la publication de l’appel d’offres relatif à l’extension de l’aéroport, la direction de Brussels Airlines (filiale de Lufthansa, compagnie allemande) annonçait vouloir supprimer 1000 emplois au motif de la baisse spectaculaire de ses activités. À l’heure d’écrire ces lignes, on sait que les pilotes ont proposé de réduire leur temps de travail et leur rémunération, soit pour certains « une offre courageuse pour sauver leur emploi » [8]. Moins intrépide, la direction envisage quant à elle un éventail de mesures, en particulier envers les travailleurs âgés de plus de 55 ans [9]. Quoi qu’il advienne de Brussels Airlines, dont le sort découlera pour partie des négociations entre Lufthansa et l’État allemand [10], son plan de licenciements et sa demande d’aide publique témoignent de l’instrumentalisation du « risque » par les détenteurs de capitaux. Quand la conjoncture est sonnante et trébuchante, le risque est l’argument qui justifie de ne pas entraver l’activité privée ; quand la conjoncture se retourne parce qu’un risque s’est concrétisé, on sollicite l’intervention publique.

Abstraction faite des enjeux interrégionaux, la concomitance de l’extension de Bruxelles-National et du plan de licenciements chez Brussels Airlines éclaire le rôle central qu’endosse l’État dans le dossier aéroportuaire. D’une part, il participe au business plan de l’aéroport par l’apport de fonds publics (flamands) et l’appuie par ses prérogatives en matière d’aménagement du territoire. D’autre part, il soutient la stratégie de la compagnie aérienne « nationale », par le biais de probables aides publiques (fédérales) et de l’encadrement du « dialogue social ». Privatisation des bénéfices, socialisation des pertes : n’est-ce pas ce vieux refrain que nous rejouent les protagonistes de l’actualité aéroportuaire ?

Double contrainte et « monde d’après »

Quoi qu’il en soit, tirer profit de l’augmentation des activités aéroportuaires (comme avec le PAD Bordet) impliquera pour la Région bruxelloise de traiter la conséquente et ultérieure dégradation du « cadre de vie » de la population. Le cas de l’aéroport donne ainsi à voir, en « miniature », les injonctions contradictoires que la logique capitaliste fait peser sur les pouvoirs publics : assurer la croissance économique (soit l’accumulation du capital) tout en gérant les désordres du vivant qu’elle implique nécessairement.

Aussi incertains soient les temps que nous vivons, le sort du secteur aéroportuaire (et d’autres [11]) témoigne d’une certitude : les groupes sociaux et les institutions qui protègent le statu quo sont manifestement peu sensibles aux récentes exhortations à ne pas reproduire le « monde d’avant ». Ce constat certes provisoire appelle une interrogation : l’incantation et la persuasion suffiront-elles à faire advenir le « monde d’après » ?

▪ Contact : Damien Delaunois

Notes

[1« Brussels Airport recherche un consortium pour Airport Business District », https://www.brusselsairport2040.be/fr  ; « Brussels Airport Company zoekt een multidisciplinair ontwerpteam voor Business District fase 1 », site du Vlaams Boouwmeester, 14/4/20.

[2Qui, lui aussi, devrait être agrandi prochainement, afin de pouvoir accueillir de 4,6 à 7,6 millions de containers supplémentaires. Lire « Haven krijgt bijkomende capaciteit voor ongeveer 7,1 miljoen containers », ATV, 31/1/20, et le site du port.

[3« Vlaanderen wordt aandeelhouder Brussels Airport », De Tijd, 6/12/2019

[4Selon nos calculs, basés sur les chiffres de : « Migrations des entreprises assujetties à la tva », Statbel, 14/1/2020. Seuls quelques secteurs, en particulier les « activités financières et d’assurance », ont connu un sort inverse.

[5Fort de l’arrivée prochaine de la station de métro, appelée à devenir « un nœud de transport multimodal », le PAD vise notamment « la programmation de nouvelles installations métropolitaines de type centre hôtelier, culturel, de congrès, de formation, de sport ou de gastronomie pour un public local et international venant d’atterrir à dix minutes de là ». (site de perspective.brussels).

[8Stéphanie Lepage et Dominique Delhallel, « Brussels Airlines, réductions de salaires pour sauver l’emploi : une première ? », rtbf.be, 21/5/20.

[11132 milliards d’euros ont récemment été versés par la banque centrale européenne à 38 entreprises pétrolières, dont 10 liées au secteur du charbon. Lire « Quantitative easing et climat : le sale secret de la Banque Centrale Européenne », 18/5/20, Reclaim Finance.