Brussels Airlines est-elle une entreprise « stratégique » ?

Lecho.be
10 avril 2020

Commentaire : le gouvernement va-t-il investir dans l’innovation et la modernisation du tissus industriel ou continuer avec un ancien modèle en soutenant à fond perdu des secteurs, ni stratégiques, ni durables ?…Gageons que l’Etat aura la sagesse et le courage de retenir les leçons de l’histoire.


Carte blanche du 10 avril

Etienne de Callataÿ Co-fondateur et économiste, Orcadia Asset Management

Dans la crise économique liée au traitement du coronavirus, il est une première évidence, qu’il convient de rappeler, celle de l’urgence d’offrir un filet de protection sociale de qualité aux individus, qu’ils soient salariés en chômage économique, indépendants confrontés à une chute du chiffre d’affaires, étudiants sans job d’étudiant, mendiants sans donateurs ou usagers de services sociaux fermés. La générosité est parfois critiquée, car elle minerait les incitations (à travailler, en particulier) mais ici point de problème d’aléa moral.

Il est une seconde évidence, celle de tâcher de préserver le potentiel productif durable de l’économie. Le coronavirus est, certes, moins directement menaçant qu’une guerre, qui détruit les capacités humaines et, accessoirement, matérielles de production, mais il faut néanmoins s’en soucier. La faillite d’un fournisseur ou d’un client a des effets en cascade, tout comme le chômage lorsqu’il induit une déperdition de compétence.

Mais que signifie réellement « préserver le potentiel productif durable »? Cela implique-t-il que la collectivité devrait venir à la rescousse de toute entreprise en difficulté? La réponse doit être clairement négative, et une sélectivité s’impose sur la base de trois critères.

Canards boiteux

Premièrement, l’initiative publique ne peut relayer l’initiative privée qu’après contrôle de la santé financière préexistante de l’entreprise et que si des perspectives favorables se dessinent. Il ne s’agit pas d’aider des canards boiteux. L’économie belge, et la Wallonie en particulier, porte encore les traces de s’être illusionné à ralentir le déclin des secteurs dits « nationaux ».

Deuxièmement, les pouvoirs publics n’ont pas à prolonger des activités dont l’impact sociétal est négatif. Une entreprise rend des services et paie des impôts et des salaires, mais en regard il faut mettre dans la balance son incidence en termes de santé publique et d’environnement. Privilégions celles où le second terme est moins prononcé. On ne voudrait pas traiter une crise de santé telle celle que nous connaissons en sauvant des entreprises nocives pour la santé

Troisièmement, l’intervention des pouvoirs publics doit présenter un couple « rendement/risque » satisfaisant. Il faut que le taux d’intérêt d’un prêt public soit en phase avec la rémunération sur les marchés financiers pour un risque comparable et, s’il s’agit d’une participation au capital, il faut que la dilution des actionnaires privés soit à la mesure de leur réticence à remettre de l’argent au pot. Dans une économie de marché, c’est celui qui vient à la rescousse qui emporte la mise. On ne peut avoir une nationalisation des risques sans avoir une nationalisation des rendements! Et sachons voir dès maintenant l’ampleur des difficultés budgétaires qui s’annoncent!

Faut-il déroger au principe d’équité et accorder un traitement de faveur pour les entreprises qui se présentent comme « stratégiques »? Prenons le cas emblématique de Brussels Airlines, en recherche de pas moins de 200 millions d’euros, dit-on. Dans le mémorandum qu’elle a remis aux pouvoirs publics fin mars, Brussels Airlines affirme qu’elle « joue un rôle central dans l’économie belge « et que » la continuité des activités de Brussels Airlines est une question d’intérêt national ». Sont mis en avant l’emploi, le nombre de passagers et la connectivité de l’économie belge. Sans avoir à connaître le secteur, il apparaît que le raisonnement tenu n’est pas le bon. Il faut évaluer l’impact national de la fin de l’entreprise A non par la taille de A mais par l’ampleur de la différence d’activité dans le pays entre A, d’une part, et B, C et D, d’autre part, les entreprises qui viendront occuper la place libérée par A. C’est la notion basique de « coût d’opportunité » qui doit prévaloir.

La nature a horreur du vide

Qui va penser un instant que, si Brussels Airlines devait ne plus voler, d’autres compagnies n’augmenteraient pas leur offre? La nature a horreur du vide, et l’essentiel des 10 millions de passagers de Brussels Airlines embarquerait sous d’autres couleurs, c’est tout. L’économie est affaire de dynamique et de substituabilité. Bien sûr, si Brussels Airlines devait disparaître, des connexions pourraient être supprimées et des emplois déplacés vers Charleroi, Paris ou Schiphol, mais ce n’est, fort heureusement, pas « central » et certaines connexions pourraient même être améliorées.

Le mémorandum pose que « Brussels Airlines occupe un rôle économique stratégique en Belgique, entre autres en étant la seule compagnie belge à desservir Montréal, New York et Washington et à assurer des correspondances vers des destinations exclusives en Afrique: Kinshasa, Dakar, Abidjan, Accra, Lomé, Kigali et Bujumbura« . Qui pense un instant qu’il soit stratégique d’avoir une cocarde nationale pour rallier trois villes nord-américaines ou un vol sans transit sur une demi-douzaine de villes africaines? On lit aussi que « Grâce à des liaisons aériennes directes, Bruxelles peut servir de lieu d’implantation privilégié pour de nombreux sièges de premier plan, tels que l’Union européenne (…)« . Mais qui peut croire un instant que, sans Brussels Airlines, les institutions européennes quitteraient notre capitale?

Il y a une trentaine d’années, lors d’une conférence à la Banque Nationale, je me souviens que l’orateur avait fait remarquer que c’est quand on est à bout d’arguments rationnels pour justifier le soutien d’une activité économique par les pouvoirs publics que l’on a tendance à qualifier celle-ci de « stratégique ». Ne laissons pas s’envoler la leçon de l’histoire.