Le Luxembourg a fait main basse sur Brussels Airport….avec un « beau » montage fiscal

MIS EN LIGNE LE 14/10/2016

PAR XAVIER COUNASSE ET ERIC RENETTE

La société qui détient l’aéroport « national » est, en fait, au Luxembourg. Une manière d’optimaliser la situation fiscale des actionnaires étrangers. Sous les yeux de la société de participation de l’État belge.

En 2004, l’aéroport national de Belgique, jusque-là propriété exclusive de l’État, devient un peu australien quand il est racheté à 70 % par le fonds d’investissement Macquarie (735 millions). Et un peu plus encore quand celui-ci monte à 75 % en 2007. En 2011, avec l’arrivée du fonds de pension des enseignants de l’Ontario, il devient aussi un peu canadien. Mais, en fait, Brussels Airport est… luxembourgeois. C’est en effet Brussels Airport Investments, domiciliée place Guillaume II à Luxembourg, qui le détient à 55 %. Une autre société, Certi-Baisa, basée en Belgique, en détient 20 % mais est elle-même détenue à 100 % par deux filiales luxembourgeoises. L’État belge reste propriétaire des 25 % restants.

Il n’y a rien d’illégal à voir une société, fut-elle affublée d’un qualificatif affectif « national », détenue par une société étrangère dans une Europe vouée à la libre circulation des biens et des personnes. Hormis le côté symbolique et le constat que les fleurons belges sont quasi tous passés sous pavillons étrangers, la question est de savoir pourquoi les investisseurs de l’aéroport belge ont préféré se domicilier au Luxembourg, quels avantages ils en tirent (suivant un montage assez complexe) et comment réagit l’État belge, actionnaire à 25 % via la SFPI (Société Fédérale de Participations et d’Investissement).

Dividendes

Dans tous les cas, de manière officielle et totalement légale, après que Brussels Airport ait payé quelques impôts en Belgique, ce sont 246,9 millions d’euros de dividendes qui ont été redistribués aux actionnaires ces trois dernières années, dont 75 % sont remontés au Luxembourg. Un montant auquel s’ajoutent les remboursements d’un prêt. Car, demi-surprise, la maison-mère luxembourgeoise sert aussi de banque à sa « fille » bruxelloise et lui a octroyé un sérieux crédit (plus de 700 millions sur un prêt global de 1,5 milliard). Un crédit sur lequel Brussels Airport paie des intérêts. «  Un montage approuvé en 2007 de commun accord avec les autorités belges à travers un tax ruling, explique Arnaud Feist, CEO de l’aéroport. Le prêt était nécessaire pour atteindre une cotation valable auprès des agences de notation.  »

Mais le type de prêt utilisé par les actionnaires privés de Brussels Airport, entre 2007 et 2013, est aujourd’hui décrié par l’Europe car il génère des intérêts sur lesquels personne n’est taxé (lire ci-dessous).

Optimisation fiscale ? «  Je ne crois pas que ce soit l’objectif principal, répond Marc Descheemaecker, le président de Brussels Airport Company, la société anonyme propriétaire et gestionnaire de l’aéroport en Belgique. Quand Macquarie a vendu près de la moitié de sa participation au fonds de pension des enseignants de l’Ontario, avec qui ils étaient déjà partenaires dans d’autres aéroports, ils savaient qu’il fallait clarifier la situation des deux actionnaires privés qui, ensemble, étaient majoritaires, mais séparément devenaient minoritaires. Ils ont utilisé un holding commun où ils prennent des décisions communes qui remontent ensuite au conseil d’administration de l’aéroport. C’est un système assez souple qui fonctionne plutôt bien. C’était plus clair aussi pour la SFPI qui, sans position commune, aurait hésité à chaque décision entre aller avec un ou avec l‘autre. Quant au choix du Luxembourg ? Je ne peux que constater que Macquarie utilise souvent ce pays. C’est un choix des actionnaires majoritaires qui n’a rien à voir avec l’aéroport lui-même et la manière dont il fonctionne et dont il est géré. Ils auraient pu être à Pékin, ou à Bruxelles, ça ne change rien.  »

La présence d’une société mère au Luxembourg date de la privatisation de l’aéroport en 2004. Koen Van Loo, le patron de la SFPI, la société des participations de l’État, rappelle : «  Au moment du montage initial, en 2004, ce n’est pas la SFPI qui gère mais l’État en direct. On n’intervient qu’en 2007, pour participer aux négociations sur le refinancement dont l’aéroport a besoin. Je crois aussi que quand Macquarie investit via un fonds, il crée son siège au Luxembourg dont l’environnement, la flexibilité et la fiscalité sont plus attrayants qu’en Belgique. Quant au prêt que les actionnaires ont dû réaliser à cette époque-là, c’est une demande des banques qui devaient prêter et voulaient réduire les risques en impliquant directement les actionnaires. La SFPI a apporté sa part, proportionnelle, environ 140 millions.  »

« L’argent n’a plus de nationalités »

Dans un système élaboré en 2004 par l’État dans lequel aucun critère de résidence des actionnaires en Belgique n’était imposé, la SFPI doit composer avec ses partenaires australiens, canadiens et partiellement luxembourgeois. «  Oubliez les nationalités, nuance Marc Descheemaecker, le président de l’aéroport. À ce niveau-là, l’argent n’en a plus. Les fonds d’investissement de Macquarie en Europe sont aujourd’hui liés à des fonds d’investissement anglais cotés en bourse à Londres.  »

Sabrina Scarna, avocate en droit fiscal chez Tetra Law, s’est penchée pour nous sur le prêt belgo-luxembourgeois. «  Le remboursement d’un prêt est déductible et diminue donc la base imposable de la société belge, que ce prêt vienne de Luxembourg ou de Bruxelles. Si le prêteur est lui aussi basé en Belgique, ce remboursement y constitue un revenu taxable. Si c’est au Luxembourg, ce revenu n’est pas taxé pour le prêt qui nous occupe. Mais dans ce cas-ci, le prêt entre le Luxembourg et la Belgique a avant tout une raison d’être économique. Et, dans un second temps, les sociétés concernées cherchent à valoriser ce prêt par la voie la moins imposée. Ce n’est pas surprenant  », conclut la fiscaliste.

Au final, les pragmatiques chercheront à voir si, fondamentalement, l’aéroport fonctionne et performe aujourd’hui mieux ou moins bien qu’en 2004. Les autres, ou les mêmes, ajouteront une démonstration supplémentaire de la concurrence fiscale européenne. Une concurrence dont les uns font l’apologie, et que les autres condamnent.

Le pouvoir: du Luxembourg à l’Australie, en passant par Guernesey

L’Etat belge possède 25 % des parts de l’aéroport national, via la SFPI. Et des investisseurs privés se partagent les 75 % restants. Il s’agit du groupe australien Macquarie, rejoint en 2011 par un fonds de pension canadien. On a toujours dit que les Canadiens détenaient 39 % de l’aéroport, contre 36 % pour Macquarie. Mais ce n’est pas tout à fait exact.

Jusqu’en 2011, Macquarie détenait ses 75 % de Zaventem via la société luxembourgeoise Brussels Airport Investments (elle-même détenue par d’autres filiales grand-ducales de Macquarie nommées MEIF). Mais quand les Canadiens débarquent, la donne change. Ils prennent la majorité dans la luxembourgeoise Brussels Airport Investments, qui ne détient plus que 55 % de l’aéroport (voir organigramme). Les 20 % restants filent dans une nouvelle société belge (Certi-Baisa) détenue intégralement par Macquarie, toujours via les MEIF luxembourgeoises.

Au total, les Canadiens détiennent donc 28,6 % de l’aéroport, et Macquarie reste le patron avec 46,4 % des parts. L’astuce, c’est que la société Certi-Baisa s’est engagée à verser l’ensemble des dividendes qu’elle perçoit à la luxembourgeoise Brussels Airport Investments. Lorsqu’il y a des dividendes à se répartir, les Canadiens ont donc bel et bien droit à 39 %, contre 36 % pour les Australiens de Macquarie. Enfin, « australiens »… Les filiales MEIF sont en réalité détenues par deux fonds situés sur l’île de Guernesey. Ces fonds sont gérés par Macquarie, mais appartiennent à ceux qui ont bien voulu y investir. Et il ne s’agit certainement pas que d’Australiens.

Le montage fiscal: 144 millions nets d’impôts

MIS EN LIGNE LE 13/10/2016

Il y a un parfum de LuxLeaks dans l’ingénierie fiscale mise en place par les actionnaires de l’aéroport national. La société luxembourgeoise Brussels Airport Investments – qui détient 55 % de l’aéroport – a en effet utilisé un mécanisme observé à de nombreuses reprises dans les LuxLeaks. On l’appelle le crédit hybride (et il est dénoncé par l’OCDE et la Commission européenne).

Explication. En 2007, la société luxembourgeoise prête à sa fille belge (Brussels Airport Company) la coquette somme de 705 millions d’euros. La filiale belge a 20 ans pour rembourser sa dette, à laquelle s’ajoutent évidemment des intérêts. Il s’agit d’intérêts semi-variables (c’est là que réside la ruse). Il y a donc une part d’intérêts fixes, constants dans le temps, à laquelle s’ajoutent des intérêts variables, liés au bénéfice généré par la filiale belge. Plus l’aéroport gagne de l’argent, plus l’intérêt à rembourser est élevé, en somme.

Pourquoi avoir choisi cette méthode particulière de calcul d’intérêts ? Simplement parce que l’interprétation que fait le Luxembourg de ce type de montage est opposée à celle de la Belgique. Un peu comme si deux personnes regardaient le même produit avec des lunettes différentes. Les intérêts contractuellement semi-variables sont considérés par le fisc belge comme déductibles (ce qui est logique), alors que le Luxembourg les assimile étonnamment à des dividendes non-taxables (moyennant un passage par le service des rulings).

Résultat : l’assiette fiscale belge s’érode, et les intérêts arrivent au Luxembourg sans la moindre taxation.

La bonne affaire !

Entre 2007 et 2013, c’est plus de 144 millions d’euros d’intérêts qui ont été déduits de la base taxable de Brussels Airport Company pour remonter nets d’impôts dans la société grand-ducale Brussels Airport Investments.

Mais en 2013, pour une raison inconnue, le « crédit hybride » est transformé en crédit plus traditionnel. Cette fois, le taux d’intérêts est fixe : 7,2 % en 2013, ramené à 5,8 % aujourd’hui, sans doute suite à la baisse des taux. Et il reste à Brussels Airport une dette de 418 millions d’euros à rembourser d’ici 2043.