DHL : la troisième dimension

Ce texte est paru dans La Libre Belgique du lundi 4 octobre 2004

Curieusement, presque tous les protagonistes de l’affaire DHL se retrouvent sur la manière de poser le problème : étant donné qu’il est impossible d’obtenir simultanément les emplois et la réduction des nuisances, où placer le curseur de manière optimale entre les deux ?

Seules deux variables sont donc prises en compte, alors qu’il y en a une troisième : l’utilité sociale des biens ou services produits. Aborderait-on la question de la même façon si les emplois envisagés servaient à fabriquer des armes de destruction massive ou des remèdes pour guérir le sida ? Bref, il faut se demander jusqu’à quel point la société a besoin des vols de nuit pour évaluer les sacrifices qu’elle devrait consentir pour les développer.

On s’est parfaitement passé des vols de nuit jusqu’il y a vingt ans. Puis, les effets de la concurrence ont poussé les entreprises à inventer le principe du « flux tendu ». Désormais, on n’investirait plus dans une coûteuse gestion de stocks, qu’il s’agisse de produits finis pour répondre aux commandes de la clientèle ou de pièces détachées afin de parer à toute défaillance des chaînes de production. En échange, il fallait mettre en place un service de livraison ultra-performant, capable de fournir à 9h un boulon commandé la veille à 17h à l’autre bout du monde. Cette petite révolution a débouché sur l’explosion du transport aérien de nuit, mais aussi sur la prolifération des semi-remorques faisant tourner les stocks sur les autoroutes, avec tous les risques y afférant.

Qui y gagne ?

L’emploi ? Il n’y a pas d’emplois créés dans les transports de nuit. Simplement des transferts, puisque ces emplois remplacent ceux qui ont disparus pour partie dans la gestion des stocks et pour partie dans les transports de jour.

Les entreprises ? On veut bien croire que le flux tendu génère des économies comptables pour les entreprises individuelles. Mais c’est au prix d’un transfert des charges vers la collectivité invitée à subventionner lourdement les aéroports pour qu’ils puissent tourner jour et nuit et à dédommager les riverains pour les nuisances subies.

La qualité de la vie ? On a tout dit sur celle des riverains. Mais n’est-il pas pathétique que les travailleurs de nuit impliqués soient obligés, pour consolider leur emploi, de faire une croix sur leur propre qualité de vie, eux dont la vie sociale et familiale est détruite par les horaires de travail ?

Le consommateur final ? C’est possible. Il sera livré douze heures plus tôt. En dehors de cas exceptionnels, cela mérite-t-il tous les sacrifices demandés ?

Le développement des vols de nuit est le parfait exemple de ces faux progrès qu’un capitalisme sans régulation nous impose chaque jour. Leur interdiction programmée ne détruirait aucun emploi et améliorerait la vie de centaines de milliers de personnes en Europe, celle des travailleurs comme celle des riverains. Dans la crise actuelle, toute solution à court terme, fatalement boiteuse, qui n’affirmerait pas une telle perspective sonnerait comme une véritable démission des autorités publiques devant la dictature du marché.

Henri Goldman